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La Congelée ...

10/4/2014

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Voici un texte qui date de dix ans ... au moins ... mais comme la chute Montmorency , elle , date de 13,000 ans  , après la glaciation , je me permets de repasser l'histoire , parue à l'origine dans le Grimper . Et vous savez quoi ?
Des lecteurs de l'époque disaient que c'était trop violent pour le monde de la montagne !
Vrai de vrai ...
Je me demande ce que ces mêmes lecteurs , aujourd'hui , écoutent à la télévision ?

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LA CONGELÉE

 

 

Elle tombait comme une brique malgré tous ses efforts pour voler et ainsi défier la gravité. Elle agitait ses bras et ses jambes comme si elle allait se muer en oiseau, un bel oiseau blanc et bleu qui tomba sans un son dans le gouffre glacé qu’est le Pain de Sucre.

Car elle n’était pas faite pour voler et, si elle hurlait, ses derniers cris furent étouffés par le vacarme de la chute Montmorency qui lance ses milliers de litres d’eau vers le Saint Laurent, 100 mètres plus bas.

 

Je l’avais vu arriver sur la passerelle quelques minutes plus tôt, ses cheveux blonds flottant au vent, vêtu d’un petit manteau d’hiver blanc qui lui cachait à peine le nombril, mode oblige, et d’un jeans moulé. Elle marchait d’un pas assuré et regardant de temps à autre la rivière qui coulait à ses pieds. Elle n’avait évidemment aucune intention d’essayer de voler en ce matin froid de janvier.

 

Et moi, qu’est-ce que je faisais là, à six heures un samedi matin, assis sur mon sac derrière le rideau de glace qui termine la coulée à gauche de la Chute Montmorency? En fait, qu’est-ce que je faisais déjà là à cinq heures sinon attendre qu’il fasse assez clair pour grimper au sommet...

 

Vous allez me dire que cinq heures du matin, c’est un peu tôt surtout que le mercure frôlait les -24! Hélas, la vie n’est jamais facile et je venais de mettre un terme à une relation pour le moins houleuse avec une archéologue. Difficiles, les archéologues; elles ont un grand souci du détail et gardent en mémoire les moindres travers pour les exhiber devant un auditoire dans les semaines qui suivent leur découverte. Moi, je suis un collectionneur : je collectionne les archéologues, historiennes, graphistes, sociologues bref, j’ai une forte attirance pour l’art et la culture.

 

Si j’avais été aussi assidu dans mon plan de carrière que pour mon plan de conquêtes, je serais Bill Gates! Mais je ne suis qu’un pauvre employé dans une usine d’électronique : j’achète, je négocie, je transige pour une pitance et sans espoir d’avancement. Ce qui est mieux que travailler chez les psychopathes dans l’hôpital psychiatrique le plus proche... mon emploi précédent.

 

Tout un avenir! Assis sur un sac par -24 un samedi matin au pied de la plus belle cascade en Amérique du Nord, pas de famille, peu d’amis, un travail minable, un gros X sur ma dernière conquête et quoi d’autre à mon actif? Quelques milliers de livres dans des caisses, mes skis, mon matériel d’escalade et ma perceuse à essence. Voilà ma vie : simple et efficace! Des passions, des pulsions et puis c’est la mort. Pas de quoi écrire une biographie.

 

En ski, c’est la vitesse qui me branche mais ça me laisse un peu sur ma faim. Il y a un vide qui n’est pas comblé et, d’une descente à l’autre, je ne ressens plus maintenant qu’une lassitude de mouvements mille fois exécutés à la perfection. Et en prime, on a nivelé le sport par le bas : pas trop vite, pas trop dur, intermédiaire à souhait pour plaire à une clientèle qui désire être vue plutôt que vivre. Même les skieuses me semblent un peu ternes et vides de substance, des êtres qui n’existent que pour l’apparence.

 

L’escalade, c’est autre chose. Il y a une certaine plénitude dans la recherche du mouvement idéal qui viendra à bout d’une difficulté technique mais il y a aussi le moment parfait que l’on atteint  parfois lorsque les éléments disparates semblent se rejoindre pour ne former qu’un tout et que nous sommes partie intégrante de ce tout. Il doit y avoir un mot dans une quelconque philosophie orientale pour situer ce moment et l’exprimer mais je préfère ne pas le connaître et ne pas le chercher: une part de la magie s’évaporerait alors car l’innomé deviendrait tangible.

 

Et puis il y a les moments de création, les lignes parfaites aperçues sur le rocher, des lignes qui datent du début des temps et qui n’attendaient que ma vision pour se réaliser. Peu m’importe qu’elles soient grimpées, peu m’importe que ces points d’inoxydable ne servent qu’à mon seul plaisir et ne soient découverts que longtemps après ma mort. C’est ma vision d’une réalité, un acte créateur aussi beau qu’une peinture.

 

Ici, sur les berges du St Laurent, -24 signifie la mort pour quiconque ne porte pas les vêtements appropriés. Tomber dans l’eau par -24 et il ne vous reste que trois minutes à vivre. Tomber dans l’eau au pied du Pain de Sucre, ce monceau de glace de 30 mètres formé par les embruns, et c’est la mort instantanée. Pas besoin de tomber de la passerelle du haut des Chutes, juste un faux pas du sommet du Pain et c’est la fin. Il y a cent ans, on y creusait un bar tout en glace où les bourgeois de Québec venaient se désaltérer : c’était le rendez-vous de la bonne société, celle qui faisait travailler les enfants et leurs mères jusqu’à épuisement, celle qui tolérait la mendicité et l’exploitation. Celle qui passait tous ses vices dans les bouges de la basse ville. Celle qui consommait des corps comme elle consommait son gin au Pain de Sucre.

 

 Le Québec a bien changé mais certainement pas la nature humaine : tout s’achète et tout se vends, comme autrefois. Depuis un an que l’on entends parler de ce scandale de prostitution juvénile, d’individus proches du pouvoir qui  ont des goûts particuliers, de riches notables qui organisent des party « différents » et de jeunes victimes qui se sont laissées embarquer par des souteneurs et qui refusent de témoigner en partant vers Montréal ou Toronto sans laisser d’adresse.

 

Je crois que mon oiseau venait de partir vers Montréal sauf que la marée était du mauvais coté! Quel âge pouvait-elle avoir? Seize ans, dix-sept? Elle était passée tellement vite, un petit glaçon emporté par le courant que personne n’avait remarqué de l’autoroute, un kilomètre plus loin et ce, sans compter avec la pénombre! On est peu de choses, notre vie ne tient qu’à un fil et moi aussi, je pouvais tomber à toutes les fois que j’escaladais la Congelée en solo. Un faux mouvement, un bloc de glace qui se détache, un crampon qui glisse et c’est le vol vers la rivière; un jour, j’ai cassé un outil et j’ai dû terminer en me servant d’un warthog, une de ces vieilles vis à glace que l’on cogne. J’ai bu deux bouteilles de vin en arrivant à la maison!

 

Mais voilà, moi, jamais personne ne m’a saisi par les bras et par les jambes pour me balancer dans le vide. Si je tombe un jour, ce sera de mon propre chef!

 

 

Vous savez, je sentais comme un vide intérieur : j’étais dans l’ombre; j’étais une ombre. Personne ne pouvait me voir : je pouvais me contenter de rester assis et d’attendre la lumière du jour, bien au froid, le témoin idéal dans notre société. On ne retrouverait jamais le corps car le fleuve charrie ses victimes jusqu’au golfe, une véritable mer. Une histoire classée comme tant d’autres. Pourquoi ne pas être un citoyen raisonnable et fermer les yeux?

Et pourquoi est-ce que l’on grimpe, pourquoi cette bataille contre des forces qui nous dépassent? Et si c’était tout simplement pour proclamer le fait que l’on est bien vivant et que l’existence vaut la peine d’être vécue. Que même si on n’a pas de buts, peu d’argent ou d’attaches et pas d’avenir en plus, il reste que l’on est vivant et qu’on tient à se le prouver.

 

Incroyable! Mes deux corbeaux étaient en train de vider un dix onces sur la passerelle. Un bon rhum pour se réchauffer après un petit meurtre entre amis. Le gothique est à l’honneur en ce moment:le petit avait un grand manteau noir et des bottes de la même couleur et son compagnon, à peine plus grand, portait un veston de baseball sombre et une tuque. Ils devaient s’habiller chez le tailleur du croque-mort dans Lucky Luke!

 

Je sortis tranquillement de mon antre gelé : je n’avais que deux mouvements à faire pour disparaître derrière le dièdre de roche qui termine la Congelée. Avec le dix onces et le buzz de tirer une fille en bas d’un pont suspendu, je doutais fort d’être aperçu. Oui, je n’allais pas regagner mon auto et appeler les forces de l’Ordre : il serait trop tard et feraient-ils seulement quelque chose? Il y a tellement de pourris dans ce monde qu’on en vient à douter de la Justice. Pas de la Loi... elle, je n’y crois plus trop!

Combien ça prends de temps pour vider une petite bouteille d’alcool  à deux en discutant du dernier match de hockey des Canadiens de Montréal? Dix minutes, pas tellement plus... et comme ils devaient être stationnés près du Manoir en haut des chutes, ils devraient prendre le trottoir en haut de la voie, un autre cinq minutes de marche. J’avais donc quinze minutes pour gravir la Congelée, une promenade!

 

La glace était particulièrement froide, cassante, et je ne voulais pas commencer à faire de la sculpture, faire tomber des assiettes et annoncer ma position. Il fallait être délicat, déposer les piolets sur de petites bosses, utiliser les moindres faiblesses, cramponner avec discrétion du bout de la monopointe. La Congelée, c’est 110 mètres de glace à 85 degrés qui finit par un balcon directement sous le trottoir. On redescend par un petit couloir doté d’une corde fixe un peu plus au sud. C’est la voie de baptême de tous les grimpeurs de la région : la glace est épaisse, il y a des ressauts pour assurer, quelques arbres sur les bords pour s’éjecter en cas de grosse frayeur bref, la voie idéale pour amener sa blonde et tenter de l’impressionner. Certains dimanche, il y a tellement de monde qu’on se croirait au concours de sculptures sur glace du Carnaval d’hiver et c’est pourquoi je n’y viens que très tôt et souvent par désespoir. La vapeur d’eau causée par la chute fige immédiatement et forme un carcan sur les vêtements; la même nuage de vapeur forme le Pain de Sucre et est à la base de la légende de la Dame Blanche.

 

Le soleil commençait à toucher le trottoir tout en haut mais je me démenais dans l’ombre, un pantin mécanique aux mouvements réglés comme par un pendule : bras gauche, bras droit, un pied et puis l’autre, rester centré, déposer plutôt que frapper, aller de faiblesses en faiblesses, suivre le chemin vers la lumière. Et surtout ne penser à rien, ne pas réfléchir, n’être que la pointe de la lame, devenir de glace pour suivre ce chemin de gel. Oublier toute peur, oublier toute espérance, vivre uniquement pour la microseconde où l’on charge l’outil. Entrer dans une zone entre la vie et la mort, une zone hors du temps, une zone où seule la vie nous intéresse : une zone où nous sommes la vie!

 

Je n’ai jamais possédé de montres pas plus que de cravates. Est-ce que j’étais prédestiné à l’escalade? Je ne me suis jamais soucié du temps ni de ce que le reste de l’humanité pensait de moi. Suis-je un marginal? Faut-il être un marginal pour grimper? Sans doute pas mais plus on est dépouillé et plus facilement on entre dans cette zone où le temps semble ralentir jusqu’à s’arrêter, où chaque coup de piolet prend une éternité, où chaque détail autour de nous devient tellement plus clair. On est comme abasourdi par la clarté des choses qui nous entourent, on devient conscient de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand.  On atteint un état de conscience supérieur et, le jour où ça vous arrive, vous êtes perdu pour le monde : toute votre vie devient une recherche de cet état de conscience et des façons de le faire durer le plus longtemps possible.

Et dire que certains prennent un joint avant de grimper.....

Non, il y a un Zen de la grimpe et un satori du Vertical!

 

Pas de difficultés techniques dans la Congelée surtout si vous l’avez faite cent fois auparavant. Je tenais ma droite, collé sur le rocher et les quelques épinettes qui bordent la paroi. La voie se termine par un petit vertical et le relais sur de gros érables : pas de corde, pas de relais et il me restait les derniers trois mètres sur une plaque mince pour rejoindre la balustrade. J’ai des piolets « maison » conçus pour le drytooling: une plaque d’aluminium machinée avec trois prises intégrées pour les mains et une lame d’acier coupée au plasma et enchâssée à demeure, un instrument à faire peur. Je ne me souviens pas de ce passage sinon que je me suis hissé mains sur mains et que j’ai enjambé la balustrade. Le soleil éclairait tout le secteur d’une clarté laiteuse propre à nos régions en hiver. Il n’y avait personne en vue.

 

Tout était si lent : je voyais le frimas tomber grain à grain, la condensation de ma respiration formait des volutes qui n’en finissaient pas de se dissiper. Mon coeur battait sous ma veste mais ce n’était qu’un bruit de vagues dans mes oreilles. Le temps était suspendu.

 

Sans y penser, je pris le chemin du Manoir et de son stationnement : combien de temps dure un dix onces? Tout était si instinctif; je ne réfléchissais pas mais un petit bonhomme vaporeux à l’arrière de mon crâne me disait de ne pas courir avec des crampons, d’allonger le pas, de mettre ma main droite sur mes dégaines pour éviter le bruit, de regarder derrière moi à toutes les cinq respirations.

 

Je gravis les cinq marches qui permettent l’accès au stationnement. Mes corbeaux étaient là!

 

« HÉ, MAN! »

 

Je crois qu’ils ont tout de suite compris. Il y avait un témoin!

A ce jour, je ne le crois pas : le gars au manteau long en a sorti une machette... Son ami s’est contenté d’un couteau papillon et flanqua son compagnon par la droite. Une machette en hiver et au Québec : on aura tout vu! Le gars à la machette s’avance d’un pas décidé en faisant le vide devant lui. Je voyais le fil de la lame, je voyais les molécules du métal qui tranchaient l’air tout doucement devant moi. Le gars parlait mais disait quoi? Tout était si lent!

 

J’avais un outil dans chaque main, les lames vers l’intérieur. Le petit bonhomme vaporeux me dit de lever la main droite : immédiatement la machette changea sa course et se porta à la rencontre de la menace apparente. Le petit bonhomme vaporeux me dit alors de frapper de la gauche et je n’eu qu’un mouvement du poignet à faire pour que le Spectre perce la peau de sa gorge, s’engage lentement sous son épiderme en tranchant veines et cartilage et surgisse de l’autre coté de son cou. Les yeux de manteau noir se voilèrent et je n’eu qu’à pousser sur le manche pour que son corps tombe à la renverse et déséquilibre son pote qui glissa par terre. Il y avait du sang qui sortait de partout et se répandait sur la neige.

 

L’amateur de baseball me menaçait encore de son couteau en essayant de se lever; la voix à l’arrière de mon crâne me dit qu’un mort c’était assez  mais que l’oiseau blanc et bleu disparu entre les glaces exigeait encore un sacrifice. Je levais le pied droit et le redescendit tranquillement sur sa jambe. Toutes les pointes de mon Simond Pitbull Cup pénétrèrent dans sa chair et il y eu un bruit sec.

Puis j’entendis hurler. Un hurlement qui ne cessait plus, comme si des centaines de poumons évacuaient leur trop-plein.

Je me suis assis sur une marche en attendant les secours. Ils ne pouvaient tarder avec tous ces décibels.

 

On m’a questionné, interrogé, critiqué, menacé. Meurtre, voies de fait, coups et blessures, port d’armes prohibées mais je savais bien que l’affaire allait être étouffée. Les bons bourgeois de Québec n’ont rien à apprendre de leurs prédécesseurs et ils craignent la publicité et un éclairage violent sur leurs turpitudes. Pour moi, ce serait une tape sur les doigts et un retour à ma vie banale et sans histoires.

 

Vous savez, je me demande depuis si les grands fauves atteignent le satori durant la chasse? Ont-ils cette expérience d’état second à chaque fois qu’ils capturent une proie?

Le loup de tête, le chef de meute, voit-il chaque flocon de neige? Entends-il chaque flocon tomber? Est-ce cela, l’instinct animal?

 

Les grimpeurs étaient-ils des fauves dans une autre vie?



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