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Dictionnaire Philosophique , Voltaire

1/7/2015

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Voltaire , anyone ?? Dictionnaire philosophique ...




LIBERTÉ DE PENSER[33].
Vers l’an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l’Espagne, milord Boldmind, officier général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barége. Il y rencontra le comte Médroso, qui, était tombé de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l’Inquisition ; milord Boldmind n’était familier que dans la conversation : un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien.

Boldmind.Vous êtes donc sergent des dominicains ? Vous faites là un vilain métier.

Médroso.Il est vrai ; mais j’ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j’ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d’être cuit moi-même.

Boldmind.Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures, qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu’ils étaient, ne s’arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.

Médroso.Que voulez-vous ! il ne nous est permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un auto-dafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d’être brûlés éternellement par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.

Boldmind.Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais, qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l’Inde, et qui aujourd’hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ? L’empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Tullius Cicero a écrit avec liberté ?

Médroso.Quel est ce Tullius Cicero ? Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom-là à la sainte Hermandad.

Boldmind.C’était un bachelier de l’université de Rome, qui écrivait ce qu’il pensait, ainsi que Julius César, Marcus Aurelius, Titus Lucretius Carus, Plinius, Seneca, et autres docteurs.

Médroso.Je ne les connais point ; mais on m’a dit que la religion catholique, basque et romaine, est perdue si on se met à penser.

Boldmind.Ce n’est pas à vous à le croire, car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre elle[34]. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

Médroso.Non, mais on peut la réduire à peu de chose ; et c’est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l’Allemagne, gémissent dans le malheur épouvantable de n’être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint-office ?

Boldmind.Si les premiers chrétiens n’avaient pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il n’y eût point eu de christianisme ?

Médroso.Que voulez-vous dire ? je ne vous entends point. Boldmind.Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d’avoir des plumes et de l’encre ; s’il n’avait pas été longtemps permis dans l’empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s’est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?

Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt, n’examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.

Médroso.Comment puis-je les examiner ? je ne suis pas jacobin.

Boldmind.Vous êtes homme, et cela suffit.

Médroso.Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

Boldmind.Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition ; le saint-office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre ; tout homme peut s’instruire : il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même.

Médroso.On dit que si tout le monde pensait par soi-même, ce serait une étrange confusion.

Boldmind.C’est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n’est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d’un mauvais poëte voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis. Médroso.Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.

Boldmind.Vous êtes tranquilles, mais tous n’êtes pas heureux ; c’est la tranquillité des galériens, qui rament en cadence et en silence.

Médroso.Vous croyez donc que mon âme est aux galères ?

Boldmind.Oui ; et je voudrais la délivrer.

Médroso.Mais si je me trouve bien aux galères ?

Boldmind.En ce cas vous méritez d’y être.





LIBERTÉ D’IMPRIMER[35].
Mais quel mal peut faire à la Russie la prédiction de Jean-Jacques[36] ? Aucun ; il lui sera permis de l’expliquer dans un sens mystique, typique, allégorique, selon l’usage. Les nations qui détruiront les Russes, ce seront les belles-lettres, les mathématiques, l’esprit de société, la politesse, qui dégradent l’homme et pervertissent sa nature.

On a imprimé cinq à six mille brochures en Hollande contre Louis XIV ; aucune n’a contribué à lui faire perdre les batailles de Blenheim, de Turin, et de Ramillies.

En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. Des théologiens, ou de prétendus politiques, crient: « La religion est détruite, le gouvernement est perdu, si vous imprimez certaines vérités ou certains paradoxes. Ne vous avisez jamais de penser qu’après en avoir demandé la licence à un moine ou à un commis. Il est contre le bon ordre qu’un homme pense par soi-même. Homère, Platon, Cicéron, Virgile, Pline, Horace, n’ont jamais rien publié qu’avec l’approbation des docteurs de Sorbonne et de la sainte Inquisition.

« Voyez dans quelle décadence horrible la liberté de la presse a fait tomber l’Angleterre et la Hollande. Il est vrai qu’elles embrassent le commerce du monde entier, et que l’Angleterre est victorieuse sur mer et sur terre ; mais ce n’est qu’une fausse grandeur, une fausse opulence : elles marchent à grands pas à leur ruine. Un peuple éclairé ne peut subsister. »

On ne peut raisonner plus juste, mes amis ; mais voyons, s’il vous plaît, quel État a été perdu par un livre. Le plus dangereux, le plus pernicieux de tous est celui de Spinosa. Non-seulement en qualité de juif il attaque le Nouveau Testament, mais en qualité de savant il ruine l’Ancien ; son système d’athéisme est mieux lié, mieux raisonné mille fois que ceux de Straton et d’Épicure. On a besoin de la plus profonde sagacité pour répondre aux arguments par lesquels il tâche de prouver qu’une substance n’en peut former une autre.

Je déteste comme vous son livre, que j’entends peut-être mieux que vous, et auquel vous avez très-mal répondu ; mais avez-vous vu que ce livre ait changé la face du monde ? Y a-t-il quelque prédicant qui ait perdu un florin de sa pension par le débit des œuvres de Spinosa ? Y a-t-il un évêque dont les rentes aient diminué ? Au contraire, leur revenu a doublé depuis ce temps-là ; tout le mal s’est réduit à un petit nombre de lecteurs paisibles, qui ont examiné les arguments de Spinosa dans leur cabinet, et qui ont écrit pour ou contre des ouvrages très-peu connus.

Vous-mêmes vous êtes assez peu conséquents pour avoir fait imprimer, ad usum Delphini, l’athéisme de Lucrèce (comme on vous l’a déjà reproché[37]), et nul trouble, nul scandale n’en est arrivé ; aussi laissa-t-on vivre en paix Spinosa en Hollande, comme on avait laissé Lucrèce en repos à Rome.

Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers[38] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collége en collége, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement ; et pourquoi ? pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas.

Oh ! me dites-vous, les livres de Luther et de Calvin ont détruit la religion romaine dans la moitié de l’Europe. Que ne dites- vous aussi que les livres du patriarche Photius ont détruit cette religion romaine en Asie, en Afrique, en Grèce et en Russie ?

Vous vous trompez bien lourdement quand vous pensez que vous avez été ruinés par des livres. L’empire de Russie a deux mille lieues d’étendue, et il n’y a pas six hommes qui soient au fait des points controversés entre l’Église grecque et la latine. Si le moine Luther, si le chanoine Jean Chauvin, si le curé Zuingle, s’étaient contentés d’écrire, Rome subjuguerait encore tous les États qu’elle a perdus ; mais ces gens-là et leurs adhérents couraient de ville en ville, de maison en maison, ameutaient des femmes, étaient soutenus par des princes. La furie qui agitait Amate, et qui la fouettait comme un sabot, à ce que dit Virgile[39], n’était pas plus turbulente. Sachez qu’un capucin enthousiaste, factieux, ignorant, souple, véhément, émissaire de quelque ambitieux, prêchant, confessant, communiant, cabalant, aura plus tôt bouleversé une province que cent auteurs ne l’auront éclairée. Ce n’est pas l’Alcoran qui fit réussir Mahomet, ce fut Mahomet qui fit le succès de l’Alcoran.

Non, Rome n’a point été vaincue par des livres : elle l’a été pour avoir révolté l’Europe par ses rapines, par la vente publique des indulgences ; pour avoir insulté aux hommes, pour avoir voulu les gouverner comme des animaux domestiques, pour avoir abusé de son pouvoir à un tel excès qu’il est étonnant qu’il lui soit resté un seul village. Henri VIII, Élisabeth, le duc de Saxe, le landgrave de Hesse, les princes d’Orange, les Condé, les Coligny, ont tout fait, et les livres rien. Les trompettes n’ont jamais gagné de batailles, et n’ont fait tomber de murs que ceux de Jéricho.

Vous craignez les livres comme certaines bourgades ont craint les violons. Laissez lire, et laissez danser : ces deux amusements ne feront jamais de mal au monde.

FANATISME



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SECTION PREMIÈRE[35].
C’est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions.

En général, il vient de ce que les législateurs ont eu des vues trop étroites, ou de ce qu’on a passé les bornes qu’ils se prescrivaient. Leurs lois n’étaient faites que pour une société choisie. Étendues par le zèle à tout un peuple, et transportées par l’ambition d’un climat à l’autre, elles devaient changer et s’accommoder aux circonstances des lieux et des personnes. Mais qu’est-il arrivé ? c’est que certains esprits d’un caractère plus proportionné à celui du petit troupeau pour lequel elles avaient été faites, les ont reçues avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres et même les martyrs, plutôt que de démordre d’un seul iota. Les autres, au contraire, moins ardents, ou plus attachés à leurs préjugés d’éducation, ont lutté contre le nouveau joug, et n’ont consenti à l’embrasser qu’avec des adoucissements ; et de là le schisme entre les rigoristes et les mitigés, qui les rend tous furieux, les uns pour la servitude et les autres pour la liberté.

Imaginons une immense rotonde[36] un panthéon à mille autels ; et, placés au milieu du dôme, figurons-nous un dévot de chaque secte, éteinte ou subsistante, aux pieds de la divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. À droite, c’est un contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air, que la lumière céleste vienne investir son âme. À gauche, c’est un énergumène prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance. Là, c’est un saltimbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque. Ici, c’est un pénitent immobile et muet comme la statue devant laquelle il s’humilie. L’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance ; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier avait horreur de son ouvrage. Un autre tourne le dos au midi, parce que c’est là le vent du démon ; un autre tend les bras vers l’orient, où Dieu montre sa face rayonnante. De jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair encore innocente pour apaiser le démon de la concupiscence, par des moyens capables de l’irriter ; d’autres, dans une posture tout opposée, sollicitent les approches de la Divinité. Un jeune homme, pour amortir l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids proportionné à ses forces ; un autre arrête la tentation dès sa source, par une amputation tout à fait inhumaine, et suspend à l’autel les dépouilles de son sacrifice.

Voyons-les tous sortir du temple, et, pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités ; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain, une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus ; il erre autour de la vérité sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres.

Il est affreux de voir comment l’opinion d’apaiser le ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes les religions, et combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur, les Scythes égorgent à ses autels le centième de leurs prisonniers, et par cet usage de la victoire on peut juger de la justice de la guerre ; aussi chez d’autres peuples ne la faisait-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices ; de sorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les horreurs, ils servirent enfin à les justifier.

Tantôt ce sont des hommes justes qu’un Dieu barbare demande pour victimes : les Gètes se disputent l’honneur d’aller porter à Zamolxis les vœux de la patrie. Celui qu’un heureux sort destine au sacrifice est lancé à force de bras sur des javelots dressés : s’il reçoit un coup mortel en tombant sur les piques, c’est de bon augure pour le succès de la négociation et pour le mérite du député ; mais s’il survit à sa blessure, c’est un méchant dont le dieu n’a point affaire.

Tantôt ce sont des enfants à qui les dieux redemandent une vie qu’ils viennent de leur donner : justice affamée du sang de l’innocence, dit Montaigne[37]. Tantôt c’est le sang le plus cher : les Carthaginois immolaient leurs propres fils à Saturne, comme si le temps ne les dévorait pas assez tôt. Tantôt c’est le sang le plus beau : cette même Amestris qui avait fait enfuir douze hommes vivants dans la terre pour obtenir de Pluton, par cette offrande, une plus longue vie, cette Amestris sacrifie encore à cette insatiable divinité quatorze jeunes enfants des premières maisons de la Perse, parce que les sacrificateurs ont toujours fait entendre aux hommes qu’ils devaient offrir à l’autel ce qu’ils avaient de plus précieux. C’est sur ce principe que, chez quelques nations, on immolait les premiers-nés, et que chez d’autres on les rachetait par des offrandes plus utiles aux ministres du sacrifice. C’est ce qui autorisa sans doute en Europe la pratique de quelques siècles, de vouer les enfants au célibat dès l’âge de cinq ans, et d’emprisonner dans le cloître les frères du prince héritier, comme on les égorge en Asie.

Tantôt c’est le sang le plus pur : n’y a-t-il pas des Indiens qui exercent l’hospitalité envers tous les hommes, et qui se font un mérite de tuer tout étranger vertueux et savant qui passera chez eux, afin que ses vertus et ses talents leur demeurent ? Tantôt c’est le sang le plus sacré : chez la plupart des idolâtres, ce sont les prêtres qui font la fonction des bourreaux à l’autel ; et chez les Sibériens on tue les prêtres pour les envoyer prier dans l’autre monde à l’intention du peuple.

Mais voici d’autres fureurs et d’autres spectacles. Toute l’Europe passe en Asie par un chemin inondé du sang des Juifs, qui s’égorgent de leurs propres mains pour ne pas tomber sous le fer de leurs ennemis. Cette épidémie dépeuple la moitié du monde habité : rois, pontifes, femmes, enfants et vieillards, tout cède au vertige sacré qui fait égorger pendant deux siècles des nations innombrables sur le tombeau d’un Dieu de paix. C’est alors qu’on vit des oracles menteurs, des ermites guerriers ; les monarques dans les chaires, et les prélats dans les camps ; tous les états se perdre dans une populace insensée ; les montagnes et les mers franchies ; de légitimes possessions abandonnées pour voler à des conquêtes qui n’étaient plus la terre promise ; les mœurs se corrompre sous un ciel étranger ; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avait jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle ; des milliers de soldats égarés sous plusieurs chefs, n’en reconnaître aucun, hâter leur défaite par la défection ; et cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenait la fureur des conquêtes éloignées : à peine l’Europe avait réparé ses pertes que la découverte d’un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. À ce terrible mot : Allez et forcez, l’Amérique fut désolée et ses habitants exterminés ; l’Afrique et l’Europe s’épuisèrent en vain pour la repeupler ; le poison de l’or et du plaisir ayant énervé l’espèce, le monde se trouva désert, et fut menacé de le devenir tous les jours davantage par les guerres continuelles qu’alluma sur notre continent l’ambition de s’étendre dans ces îles étrangères.

Comptons maintenant les milliers d’esclaves que le fanatisme a faits, soit en Asie, où l’incirconcision était une tache d’infamie ; soit en Afrique, où le nom de chrétien était un crime ; soit en Amérique, où le prétexte du baptême étouffa l’humanité. Comptons les milliers d’hommes que l’on a vus périr ou sur les échafauds dans les siècles de persécution, ou dans les guerres civiles par la main de leurs concitoyens, ou de leurs propres mains par des macérations excessives. Parcourons la surface de la terre, et après avoir vu d’un coup d’œil tant d’étendards déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares ; tant d’ordres militaires fondés pour convertir les infidèles à coups d’épée, s’entr’égorger au pied de l’autel qu’ils devaient défendre, détournons nos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocents et des malheureux pour juger les vivants comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente.

En un mot, toutes les horreurs de quinze siècles renouvelées plusieurs fois dans un seul, des peuples sans défense égorgés au pied des autels, des rois poignardés ou empoisonnés, un vaste État réduit à sa moitié par ses propres citoyens, la nation la plus belliqueuse et la plus pacifique divisée d’avec elle-même, le glaive tiré entre le fils et le père, des usurpateurs, des tyrans, des bourreaux, des parricides et des sacriléges, violant toutes les conventions divines et humaines par esprit de religion : voilà l’histoire du fanatisme et ses exploits.


SECTION II[38].
Si cette expression tient encore à son origine, ce n’est que par un filet bien mince.

Fanaticus était un titre honorable ; il signifiait desservant ou bienfaiteur d’un temple. Les antiquaires, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux, ont retrouvé des inscriptions dans lesquelles des Romains considérables prenaient ce titre de fanaticus.

Dans la harangue de Cicéron pro domo sua, il y a un passage où le mot fanaticus me paraît difficile à expliquer. Le séditieux et débauché Clodius, qui avait fait exiler Cicéron pour avoir sauvé la république, non-seulement avait pillé et démoli les maisons de ce grand homme ; mais, afin que Cicéron ne pût jamais rentrer dans sa maison de Rome, il en avait consacré le terrain, et les prêtres y avaient bâti un temple à la Liberté, ou plutôt à l’esclavage dans lequel César, Pompée, Crassus et Clodius, tenaient alors la république : tant la religion, dans tous les temps, a servi à persécuter les grands hommes !

Lorsque enfin, dans un temps plus heureux, Cicéron fut rappelé, il plaida devant le peuple pour obtenir que le terrain de sa maison lui fût rendu, et qu’on la rebâtît aux frais du peuple romain. Voici comme il s’exprime dans son plaidoyer contre Clodius (Oratio pro domo sua, cap, xl) :

« Adspicite, adspicite, pontifices, hominem religiosum, et,.... monete eum, modum quemdam esse religionis : nimium esse superstitiosum non oportere. Quid tibi necesse fuit anili superstitione, homo fanatice, sacrificium, quod alienæ domi fieret, invisere ? »

Le mot fanaticus signifie-t-il en cette place insensé fanatique, impitoyable fanatique, abominable fanatique, comme on l’entend aujourd’hui ? ou bien signifie-t-il pieux, consécrateur, homme religieux, dévot zélateur des temples ? ce mot est-il ici une injure ou une louange ironique ? Je n’en sais pas assez pour décider, mais je vais traduire :

« Regardez, pontifes, regardez cet homme religieux ; avertissez-le que la religion même a ses bornes, qu’il ne faut pas être si scrupuleux. Quel besoin, vous consécrateur, vous fanatique, quel besoin avez-vous de recourir à des superstitions de vieille pour assister à un sacrifice qui se faisait dans une maison étrangère ? »

Cicéron fait ici allusion aux mystères de la bonne déesse, que Clodius avait profanés en se glissant déguisé en femme avec une vieille, pour entrer dans la maison de César et pour y coucher avec sa femme : c’est donc ici évidemment une ironie.

Cicéron appelle Clodius homme religieux ; l’ironie doit donc être soutenue dans tout ce passage. Il se sert de termes honorables pour mieux faire sentir la honte de Clodius. Il me paraît donc qu’il emploie le mot fanatique comme un mot honorable, comme un mot qui emporte avec lui l’idée de consécrateur, de pieux, de zélé desservant d’un temple.

On put depuis donner ce nom à ceux qui se crurent inspirés par les dieux.

Les dieux à leur interprète
Ont fait un étrange don :
Ne peut-on être prophète
Sans qu’on perde la raison ?

Le même Dictionnaire de Trévoux dit que les anciennes chroniques de France appellent Clovis fanatique et païen. Le lecteur désirerait qu’on nous eût désigné ces chroniques. Je n’ai point trouvé cette épithète de Clovis dans le peu de livres que j’ai vers le mont Krapack, où je demeure.

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite-vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant : car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique ; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie : Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain ; combattez les combats du Seigneur[39] ; et on va combattre.

[40] Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.

Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.

Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’antechrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l’assassine ; voilà du parfait, et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz[41].

Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.

Le plus grand exemple[42] de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. [43] Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian[44], ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde ; mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.

Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison[45].

Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal : car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod, qui assassine le roi Églon ; de Judith, qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel, qui hache en morceaux le roi Agag ; du prêtre Joad, qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’antiquité, sont abominables dans le temps présent : ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

Les lois sont encore très-impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?

[46] Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux ; leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tordre leurs membres et écumer. Ils criaient : Il faut du sang. Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais[47], et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.

Ce sont presque toujours[48] les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non-seulement exemples de cette peste, mais elles en étaient le remède : car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.

Ainsi du plumage qu’il eut
Icare pervertit l’usage :
Il le reçut pour son salut,
Il s’en servit pour son dommage.

(Bertaud, évêque de Séez.)
SECTION III[49].
Les fanatiques ne combattent pas toujours les combats du Seigneur[50]. ils n’assassinent pas toujours des rois et des princes. Il y a parmi eux des tigres, mais on y voit encore plus de renards.

Quel tissu de fourberies, de calomnies, de larcins, tramé par les fanatiques de la cour de Rome contre les fanatiques de la cour de Calvin ; des jésuites contre les jansénistes, et vicissim ! et si vous remontez plus haut, l’histoire ecclésiastique, qui est l’école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, soit quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices, soit quand il faut simplement tromper, s’enrichir et dominer. Le même fanatisme les aveugle ; elles croient bien faire : tout fanatique est fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi pour la bonne cause.

Lisez, si vous pouvez, les cinq ou six mille volumes de reproches que les jansénistes et les molinistes se sont faits pendant cent ans sur leurs friponneries, et voyez si Scapin et Trivelin en approchent.

[51] Une des bonnes friponneries théologiques qu’on ait faites est, à mon gré, celle d’un petit évêque (on nous assure dans la relation que c’était un évêque biscayen ; nous trouverons bien un jour son nom et son évêché) ; son diocèse était partie en Biscaye et partie en France.

II y avait dans la partie de France une paroisse qui fut habitée autrefois par quelques Maures de Maroc. Le seigneur de la paroisse n’est point mahométan ; il est très-bon catholique comme tout l’univers doit l’être, attendu que le mot catholique veut dire universel.

M. l’évêque soupçonna ce pauvre seigneur, qui n’était occupé qu’à faire du bien, d’avoir eu de mauvaises pensées, de mauvais sentiments dans le fond de son cœur, je ne sais quoi qui sentait l’hérésie. Il l’accusa même d’avoir dit en plaisantant qu’il y avait d’honnêtes gens à Maroc comme en Biscaye, et qu’un honnête Marocain pouvait à toute force n’être pas le mortel ennemi de l’Être suprême, qui est le père de tous les hommes.

Notre fanatique écrivit une grande lettre au roi de France, seigneur suzerain de ce pauvre petit seigneur de paroisse. Il pria dans sa lettre le seigneur suzerain de transférer le manoir de cette ouaille infidèle en Basse-Bretagne ou en Basse-Normandie, selon le bon plaisir de Sa Majesté, afin qu’il n’infectât plus les Basques de ses mauvaises plaisanteries.

Le roi de France et son conseil se moquèrent, comme de raison, de cet extravagant.

Notre pasteur biscayen, ayant appris quelque temps après que sa brebis française était malade, défendit au porte-Dieu du canton de la communier, à moins qu’elle ne donnât un billet de confession par lequel il devait apparaître que le mourant n’était point circoncis, qu’il condamnait de tout son cœur l’hérésie de Mahomet, et toute autre hérésie dans ce goût, comme le calvinisme et le jansénisme, et qu’il pensait en tout comme lui évêque biscayen.

Les billets de confession étaient alors fort à la mode. Le mourant fit venir chez lui son curé, qui était un ivrogne imbécile, et le menaça de le faire pendre par le parlement de Bordeaux s’il ne lui donnait pas tout à l’heure le viatique, dont lui mourant se sentait un extrême besoin. Le curé eut peur ; il administra mon homme, lequel, après la cérémonie, déclara hautement devant témoins que le pasteur biscayen l’avait faussement accusé auprès du roi d’avoir du goût pour la religion musulmane, qu’il était bon chrétien, et que le Biscayen était un calomniateur. Il signa cet écrit par-devant notaire[52] ; tout fut en règle : il s’en porta mieux, et le repos de la bonne conscience le guérit bientôt entièrement.

Le petit Biscayen, outré qu’un vieux moribond se fût moqué de lui, résolut de s’en venger ; et voici comme il s’y prit.

Il fit fabriquer en son patois, au bout de quinze jours, une prétendue profession de foi que le curé prétendit avoir entendue. On la fit signer par le curé et par trois ou quatre paysans qui n’avaient point assisté à la cérémonie. Ensuite on fit contrôler cet acte de faussaire, comme si ce contrôle l’avait rendu authentique[53].

Un acte non signé par la partie seule intéressée, un acte signé par des inconnus, quinze jours après l’événement, un acte désavoué par des témoins véritables, était visiblement un crime de faux ; et comme il s’agissait de matière de foi, ce crime menait visiblement le curé avec ses faux témoins aux galères dans ce monde, et en enfer dans l’autre.

Le petit seigneur châtelain, qui était goguenard et point méchant, eut pitié de l’âme et du corps de ces misérables ; il ne voulut point les traduire devant la justice humaine, et se contenta de les traduire en ridicule. Mais il a déclaré que dès qu’il serait mort, il se donnerait le plaisir de faire imprimer toute cette manœuvre de son Biscayen avec les preuves, pour amuser le petit nombre de lecteurs qui aiment ces anecdotes, et point du tout pour instruire l’univers : car il y a tant d’auteurs qui parlent à l’univers, qui s’imaginent rendre l’univers attentif, qui croient l’univers occupé d’eux, que celui-ci ne croit pas être lu d’une douzaine de personnes dans l’univers entier. Revenons au fanatisme.

C’est cette rage de prosélytisme, cette fureur d’amener les autres à boire de son vin, qui amena le jésuite Castel et le jésuite Routh auprès du célèbre Montesquieu lorsqu’il se mourait. Ces deux énergumènes voulaient se vanter de lui avoir persuadé les mérites de l’attrition et de la grâce suffisante. Nous l’avons converti, disaient-ils ; c’était dans le fond une bonne âme ; il aimait fort la compagnie de Jésus. Nous avons eu un peu de peine à le faire convenir de certaines vérités fondamentales ; mais comme dans ces moments-là on a toujours l’esprit plus net, nous l’avons bientôt convaincu.

Ce fanatisme de convertisseur est si fort que le moine le plus débauché quitterait sa maîtresse pour aller convertir une âme à l’autre bout de la ville.

Nous avons vu le P. Poisson, cordelier à Paris, qui ruina son couvent pour payer ses filles de joie, et qui fut enfermé pour ses mœurs dépravées : c’était un des prédicateurs de Paris les plus courus, et un des convertisseurs les plus acharnés.

Tel était le célèbre curé de Versailles Fantin. Cette liste pourrait être longue ; mais il ne faut pas révéler les fredaines de certaines personnes constituées en certaines places. Vous savez ce qui arriva à Cham pour avoir révélé la turpitude de son père ; il devint noir comme du charbon.

Prions Dieu seulement, en nous levant et en nous couchant, qu’il nous délivre des fanatiques, comme les pèlerins de la Mecque prient Dieu de ne point rencontrer de visages tristes sur leur chemin.


SECTION IV.[54]
Ludlow, enthousiaste de la liberté plutôt que fanatique de religion, ce brave homme qui avait plus de haine pour Cromwell que pour Charles Ier rapporte que les milices du parlement étaient toujours battues par les troupes du roi, dans le commencement de la guerre civile, comme le régiment des portes-cochères ne tenait pas, du temps de la Fronde, contre le grand Condé. Cromwell dit au général Fairfax : « Comment voulez-vous que des portefaix de Londres et des garçons de boutique indisciplinés résistent à une noblesse animée par le fantôme de l’honneur ? Présentons-leur un plus grand fantôme, le fanatisme. Nos ennemis ne combattent que pour le roi ; persuadons à nos gens qu’ils font la guerre pour Dieu. Donnez-moi une patente, je vais lever un régiment de frères meurtriers, et je vous réponds que j’en ferai des fanatiques invincibles. »

Il n’y manqua pas, il composa son régiment des frères rouges de fous mélancoliques ; il en fit des tigres obéissants. Mahomet n’avait pas été mieux servi par ses soldats.

Mais pour inspirer ce fanatisme, il faut que l’esprit du temps vous seconde. Un parlement de France essayerait en vain aujourd’hui de lever un régiment de portes-cochères ; il n’ameuterait pas seulement dix femmes de la halle.

Il n’appartient qu’aux habiles de faire des fanatiques et de les conduire ; mais ce n’est pas assez d’être fourbe et hardi, nous avons déjà vu que tout dépend de venir au monde à propos[55].
SECTION V[56].
La géométrie ne rend donc pas toujours l’esprit juste. Dans quel précipice ne tombe-t-on pas encore avec ces lisières de la raison ? Un fameux protestant[57], que l’on comptait entre les premiers mathématiciens de nos jours et qui marchait sur les traces des Newton, des Leibnitz, des Bernouilli, s’avisa, au commencement de ce siècle, de tirer des corollaires assez singuliers. Il est dit[58] qu’avec un grain de foi on transportera des montagnes ; et lui, par une analyse toute géométrique, se dit à lui-même : J’ai beaucoup de grains de foi, donc je ferai plus que transporter des montagnes. Ce fut lui qu’on vit à Londres, en l’année 1707, accompagné de quelques savants, et même de savants qui avaient de l’esprit, annoncer publiquement qu’ils ressusciteraient un mort dans tel cimetière que l’on voudrait. Leurs raisonnements étaient toujours conduits par la synthèse. Ils disaient : Les vrais disciples doivent faire des miracles ; nous sommes les vrais disciples, nous ferons donc tout ce qu’il nous plaira. Des impies saints de l’Église romaine, qui n’étaient point géomètres, ont ressuscité beaucoup d’honnêtes gens : donc, à plus forte raison, nous, qui avons réformé les réformés, nous ressusciterons qui nous voudrons.

Il n’y a rien à répliquer à ces arguments ; ils sont dans la meilleure forme du monde. Voilà ce qui a inondé l’antiquité de prodiges ; voilà pourquoi les temples d’Esculape à Épidaure, et dans d’autres villes, étaient pleins d’ex-voto ; les voûtes étaient ornées de cuisses redressées, de bras remis, de petits enfants d’argent : tout était miracle.

Enfin le fameux protestant géomètre dont je parle était de si bonne foi, il assura si positivement qu’il ressusciterait les morts, et cette proposition plausible fit tant d’impression sur le peuple, que la reine Anne fut obligée de lui donner un jour, une heure et un cimetière à son choix, pour faire son miracle loyalement et en présence de la justice. Le saint géomètre choisit l’église cathédrale de Saint-Paul pour faire sa démonstration : le peuple se rangea en haie ; des soldats furent placés pour contenir les vivants et les morts dans le respect ; les magistrats prirent leurs places ; le greffier écrivit tout sur les registres publics ; on ne peut trop constater les nouveaux miracles. On déterra un corps au choix du saint ; il pria, il se jeta à genoux, il fit de très-pieuses contorsions ; ses compagnons l’imitèrent : le mort ne donna aucun signe de vie ; on le reporta dans son trou, et on punit légèrement le ressusciteur et ses adhérents. J’ai vu depuis un de ces pauvres gens ; il m’a avoué qu’un d’eux était en péché véniel, et que le mort en pâtit, sans quoi la résurrection était infaillible.

S’il était permis de révéler la turpitude de gens à qui l’on doit le plus sincère respect, je dirais ici que Newton, le grand Newton, a trouvé dans l’Apocalypse que le pape est l’antechrist, et bien d’autres choses de cette nature ; je dirais qu’il était arien très-sérieusement. Je sais que cet écart de Newton est à celui de mon autre géomètre comme l’unité est à l’infini : il n’y a point de comparaison à faire. Mais quelle pauvre espèce que le genre humain, si le grand Newton a cru trouver dans l’Apocalypse l’histoire présente de l’Europe !

Il semble que la superstition soit une maladie épidémique dont les âmes les plus fortes ne sont pas toujours exemptes. Il y a en Turquie des gens de très-bon sens, qui se feraient empaler pour certains sentiments d’Abubeker. Ces principes une fois admis, ils raisonnent très-conséquemment ; les navariciens, les radaristes, les jabaristes, se damnent chez eux réciproquement avec des arguments très-subtils ; ils tirent tous des conséquences plausibles, mais ils n’osent jamais examiner les principes.

Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et dix pieds ; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles dimensions ont ses ongles : on crie, on cabale, on se bat ; ceux qui soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied d’épaisseur. « Mais, messieurs, votre géant existe-t-il ? dit modestement un passant. — Quel doute horrible ! s’écrient tous ces disputants ; quel blasphème ! quelle absurdité ! » Alors ils font tous une petite trêve pour lapider le passant ; et après l’avoir assassiné en cérémonie, de la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume au sujet du petit doigt et des ongles.



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