‘’Le séisme frappa la région centrale du Moyen Sud et l’on ne rapporte aucun dégât matériel majeur ni perte de vie animale ou végétale. Rien à signaler, donc, sinon un bungalow d’après-guerre, situé à Sainte Poplité, dont le toit s’est effondré, emprisonnant son propriétaire au sous-sol. Les secours sont sur place et on ne craint pas pour la vie du sinistré.’’
Lucien Basilic, le commandant des pompiers, arriva en trombe une quinzaine de minutes après son détachement, une aubade domestique ayant retardé son départ de la maison. C’est le problème des volontaires du service des incendies: comment jongler avec les activités ludiques tout en gardant un œil sur tous ces feux qui ne se soucient pas de consumer aux heures civilisées?
Un rapide coup d’œil lui fit oublier la brulante Moira qui l’attendait sous les couvertures. La maison, un bungalow californien construit au bout d’une rue sans issue, à la fin des années ’50, avait été durement frappée par le tremblement de terre.
Ce qui était assez étrange car le bungalow était le seul édifice de Sainte Poplité à subir des dégâts… le toit s’était effondré, écrasant le rez-de-chaussée.
Basilic fit un signe à Grégoire Navicule, postier de jour et volontaire du feu après les livraisons.
- Alors, Grégoire, c’est quoi la situation?
- Il me reste encore à marcher deux rues pour terminer mes livraisons et tu sais que c’est la journée des prestations de nourrissons allergiques aux piqures d’abeilles… il ne faudrait pas que ça se prolonge trop, cet effondrement…
- Il y a des blessés?
- Le propriétaire est coincé au sous-sol : nous allons tenter de pénétrer dans la maison… on l’a rejoint au téléphone … il demande qu’on ne brise rien!
- Qu’on ne brise rien! Mais il se croit où??
- C’est un vieil ermite, un étranger, qui ne sort que rarement. Il possède l’Espace qui est stationné plus bas. Totalement déconnecté : je ne lui livre que des magazines de skis et d’autres, plus coquins.
- Le côté droit semble en meilleur état… on peut le sortir en coupant une partie du mur?
- On peut faire des trous où l’on veut mais il y a le problème des planches.
- Les madriers de soutènement? On les coupe, bien entendu…. On les remplacera par des piliers métalliques amovibles.
- Heu… non… pas les madriers… les skis…
- Les skis? Quels skis?
- Le gars est un collectionneur… enfin… il est fou! Ce dérangé dit qu’il possède environ 7000 paires de skis … et que tous ces skis sont empilés sous le toit et dans toutes les pièces. A ce qu’on a pu voir, il y en a partout, de toutes les marques, de toutes les époques.
- Tu vois bien que c’est impossible, 7000 paires de skis! Et ce serait arrivé comment, ces skis?
- Au fil des années… il semble qu’un camion se présente ici à tous les mois. Le gars a une entente avec toutes les déchetteries de l’arc alpin : ils ramassent toutes les skis jetés – en fait toutes les paires utilisables… il a même rédigé une procédure pour en juger… - et une fois par mois un camion passe et ramasse le tout. Ça fait des années que ça dure!
- Et comment tu sais ça, Grégoire?
- J’ai pris sur moi de téléphoner à la déchetterie de Saint Plantaire et ils me l’ont confirmé. Lucien, je soupçonne que le poids des planches dans l’entre-toit a fragilisé la structure ce qui a causé l’effondrement.
Le bruit de la scie alternative utilisée pour ouvrir un passage dans la toiture cessa, laissant place à un silence entrecoupé par le bruit des arrache-clous attaquant un mur extérieur en lattes de plastique.
Florian Bucco, le coiffeur du village et pompier à ses heures, s’approcha en tenant une paire de planches.
- Regardez ce que j’ai trouvé, les gars… juste devant moi en ouvrant le toit : des Chicken Little comme ceux que j’avais quand j’étais petit ! Des 130 cm, même longueur!! Je vais les mettre de côté, juste là, en espérant que le propriétaire accepte de me les vendre…
- Toute une trouvaille, Florian… lança Grégoire. Tu te souviens des cours au Pic de Six Heures, la station qui a fermé ses portes il y a bien vingt ans? Cinquante mètres de vertical , trois pistes et près de 400 enfants les fins de semaine??
- Super, ces skis et presque neufs… bon, on peut continuer à travailler, là! lança Lucien.
- Vous ne le croirez pas! J’arrache le pan de mur et, directement de l’autre côté, il y a ce calendrier de Pin-Up Ski Modèles 1982!!! Les plus belles filles de l’époque, en ski, et très légèrement vêtues… regardez miss avril…
- Wow… ça c’est du ski de printemps. C’est un modèle parabolique, je vous le dis.
- Florian, il n’y avait pas de skis paraboliques en 1982!
- Mais qui a parlé des skis, Pascal. Je parle de la fille : elle est parabolique en maudit!!!
- Au travail! Au travail! Au travail!
Une quinzaine de minutes plus tard, le groupe de pompiers volontaires avait dégagé un passage étayé, tel un puit de mine, par une rangée ininterrompue de skis de même longueur. A l’extérieur, trois amoncellements : les skis endommagés, les skis en bon état et les skis et autres articles intéressant les sauveteurs : bâtons d’époque, paires de skis hétéroclites rappelant à chacun soit son enfance, soit des parents ou des amis ou, tout simplement, le désir de posséder un item inhabituel.
Florian Bucco retira une paire de 205 cm…
- Eh bien, regardez ça : des Tua de slalom. Le modèle avec les spatules asymétriques! Je me demande à combien je pourrais les avoir? Vous ne trouvez pas que le travail d’aujourd’hui , ça ressemble à ce jeu de table, quand on était petit, vous savez… avec les bâtonnets de couleurs qu’on devait sortir d’un tas…
- Le gars en bas fait dire de ne pas utiliser des Volant comme étais parce qu’ils sont réputés plier facilement. De préférence utiliser des Fisher, des Kneissl ou des K2. En haut de la descente, prendre toutes les paires de Dynamic VR qu’on peut trouver et confectionner une cage. Parait qu’ils sont raides comme…
- Ne commence pas à te vanter, Lucien! Tu étais la coqueluche du Lycée mais là, te comparer à des Dynamic… d’ailleurs il y en a d’autres dehors : je vais les chercher.
- Ramène aussi le plus de Volkl possible pour le toit de la cage : le proprio m’a dit qu’ils sont comme des barres de fer!
- Des Volkl modèle Lucien?Tu es une machine, cher commandant. Vous réalisez que toutes ces planches devraient être exposées dans l’église, pour le pèlerinage annuel de Sainte Poplité. La sainte est réputée guérir les maux de genoux alors, des skis, ce serait dans la même veine.
Ils étaient à feuilleter des exemplaires du magazine SKI de l’année 1960… l’illuminé en dessous d’eux ayant confectionné sa propre cage de protection pour ensuite s’asseoir avec quelques bouteilles de Jurançon doux en attendant les secours… quand une nouvelle secousse sismique frappa la région.
Oh, pas une grosse secousse, mais bien assez grosse pour que la partie non étayée du toit s’affaisse dans un vacarme épouvantable.
La poussière retomba lentement. Les skis avaient tenu, supportant la charge sans broncher. Les quatre hommes du service des incendies de Sainte Poplité se relevèrent, surpris d’être en vie. Immédiatement Lucien Basilic téléphona au client bloqué dans le sous-sol.
- Il est sain et sauf! Sa cage a tenu… par contre il n’avait qu’un verre et il l’a échappé donc il aimerait qu’on se grouille pour le sortir de là!
- Je savais que c’était eux! Une apparition en me jetant à terre… des Olin Mark3 S : certains disent que c’étaient les meilleurs skis de poudreuse au monde! Je les garde… à moi ! à moi!
- Allez, on se dépêche! Qui sait la force de la prochaine secousse??? lança Lucien Basilic
Deux mois plus tard, à l’ouverture du pèlerinage annuel à l’église de Sainte Poplité, l’intérieur du bâtiment était recouvert de skis de toutes les couleurs, formes et longueurs en remerciement pour le miracle lors du séisme. Des Ex-Voto donnés par le propriétaire de la maison détruite en totalité.
Il n’avait plus besoin de sa collection qui était maintenant à l’abri dans un bâtiment consacré. Sa mission était accomplie : il avait donc décidé de collectionner les bâtons de skis qu’il entreposait au sous-sol de la maison de retraite où il logeait désormais.
Quant aux pompiers volontaires de Sainte Poplité, ils attendent l’hiver avec impatience en regardant leurs anciens nouveaux skis.
La saison allait être chaude !