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Un Pas-Grand-Chose

2/5/2015

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Un Pas-Grand-Chose

 

Ce fut la femme de ménage qui découvrit le corps du malheureux Guillaume Phtaline.

Cette découverte causa son renvoi…

Son contrat exigeait le nettoyage des bureaux des cadres subalternes aux deux jours. Deux jours, c’est le temps nécessaire pour remplir la corbeille de tasses en papier, de gommes à mâcher et de mémos désuets ayant trait, le plus souvent, à d’interminables récriminations sur la façon dont l’entreprise est gérée.

 

Vibra-Styl surfait sur la vague vibratoire. Les ventes montaient en flèche et, dans les boutiques d’accessoires coquins, on s’arrachait les petits personnages vibrateurs. L’idée de maître étant d’enrober de silicone non le traditionnel godemiché mais plutôt d’habiller le mécanisme en lui donnant les allures d’une poupée parfaitement nue et physiquement impeccable. Une poupée dont la tête jouait le rôle le plus important. C’est, en effet, cette tête qui vibrait… et surtout Vibra-Styl plaçait entre les mains des amateurs des personnages masculins et féminins affichant des visages réalistes et variés. Certaines vedettes sur le retour payaient pour que leurs têtes vibrent aux quatre coins de la France! On allait de l’historique au contemporain, du sportif au politicien. Les clients, à l’achat de cinq personnages, pouvaient fournir une photo de leur choix et une tête spécifique leur était confectionnée sans frais. La ressemblance était étonnante!

On était loin du concombre mécanique… 

Ce qui avait débuté dans un entresol de la capitale était maintenant une multinationale de la vibration pour grandes horizontales. On exportait dans l’univers tout entier! Et alors que l’atmosphère des tous débuts était bon enfant sinon grivoise, la réussite transforma l’entreprise en monstre corporatif. Il avait suffi que des investisseurs se pointent et y amènent leurs longs visages tristes et leurs feuilles de compte pour que le plaisir se décide à aller s’installer ailleurs.

On ne parlait plus que de performances, de contrôle de coûts, de résultats en bourse, de ventes trimestrielles. Puis on créa un département des ressources humaines, la preuve évidente que les relations à l’interne ne seraient plus jamais humaines puisqu’on les confiait à des gens qui suivent les directives du comité de direction plutôt que le sens commun.

Chacun se réfugia dans son bureau dans la mesure où il possédait encore un bureau, les ressources humaines ayant décrété que, pour l’esprit de groupe, il valait mieux abattre les cloisons. On pouvait ainsi espérer que les pressions sociales augmenteraient la productivité sans compter qu’on sauvait sur l’espace de plancher.

 

Guillaume Phtaline avait encore un bureau. Petit employé à la comptabilité, il avait argumenté pour conserver son espace en expliquant que les factures devaient être placées sous le sceau du secret. Les ressources humaines avaient acquiescé mais, en échange, on lui avait demandé un petit effort supplémentaire, pas plus de dix heures par semaine, s’ajoutant aux soixante qu’il passait dans l’entreprise.

La dame faisant le ménage pénétra dans son bureau le vendredi à midi. Le médecin légiste  détermina plus tard que Phtaline était décédé le dimanche précédent. Une semaine donc sans que personne ne se soucie de lui… son supérieur hiérarchique étant convaincu qu’il travaillait au budget annuel et qu’il ne voulait pas être dérangé surtout que le dépôt du budget avait été avancé de trois semaines.

On roula le corps de Guillaume Phtaline, encore assis sur sa chaise, vers la sortie de secours pour ne pas nuire à la productivité globale et le bureau des ressources humaines se hâta de faire circuler un mémo annonçant que cet employé modèle avait quitté de son plein gré pour s’attaquer à de nouveaux défis et que l’entreprise lui souhaitait la meilleure des chances dans son parcours professionnel.

On nettoya le bureau à grande eau puis on embaucha le premier candidat venu, celui ayant le moins d’expérience, en se disant qu’il en gagnerait à travailler chez Vibra-Styl et puis, comme son salaire serait la moitié de celui de Phtaline, c’était la solution idéale pour justifier un bonus de fin de trimestre!

 

Trois portes plus loin, Norbert Podaire, chef du département des approvisionnements, avait tout vu et tout compris. Il était là depuis les débuts de Vibra-Styl et n’avait pu que constater le lent glissement vers la médiocrité qui accompagne le plus souvent une croissance trop rapide et un manque de respect des valeurs fondatrices d’une entreprise.

En fin quarantaine, veuf et sans enfant, Norbert Podaire savait très bien que ce n’était qu’une question de temps avant qu’un vendredi, en fin de journée, on lui demande de passer au bureau de la directrice des ressources humaines qui prendrait dix minutes de son précieux temps pour lui annoncer que Vibra-Styl devait se passer de ses services. On lui accorderait une prime de départ, de quoi se payer un verre de blanc et une brioche, et on lui remettrait une boite de carton pour y ranger ses affaires. Puis on le remplacerait par un stagiaire ne sachant pas distinguer entre la tête du Marquis de Sade et celle de Casanova.

D’ailleurs, il en avait assez… La mort de Phtaline et le manque évident de compassion envers quelqu’un qui s’était littéralement tué à la tâche, le lent glissement vers le corporatisme et la disparition de tout sourire - dans l’entreprise mais aussi dans la rue - tout cela le mena au point de rupture. Il allait quitter Vibra-Styl!

 

 

Son oncle maternel, retiré dans une maison spécialisée de Caen, lui avait proposé de prendre la relève dans son commerce, un petit café au fin fond de la Basse Normandie. Un café dans un village perdu où il serait son propre maître. Un village de campagne où les gens possèdent encore des valeurs, une humanité, une normalité qu’on ne pouvait plus trouver dans la capitale. Aucune entreprise sinon les touristes venus profiter des sentiers de randonnée ou du canotage sur la petite rivière avoisinante.

Sa décision était prise. Cinq minutes assis à son bureau et sa décision était prise et il ne reviendrait pas dessus. Il téléphona à son oncle pour lui annoncer la nouvelle puis il sortit d’un de ses tiroirs la boite d’échantillons qu’il avait reçue la semaine précédente.

Il ne pouvait quitter Vibra-Styl sans un coup d’éclat…

 

Une semaine plus tard, sa lettre de démission était posée sur le bureau du président qui, entre deux appels téléphoniques, lui affirma qu’il était indispensable et que l’entreprise saurait difficilement le remplacer. Il lui demanda où en étaient ses projets de réduction de coûts. Le silicone? Les cartes électroniques? Le sous-assemblage donné à contrat dans un pays sous- développé qui sous-respectait les Droits de l’Homme? L’encapsulation? Le travail des graphistes recréant les têtes à la demande?

Bien, bien… tout était comme sur des roulettes… il pouvait partir l’esprit tranquille avec le sentiment du devoir accompli. Vibra-Styl lui remettrait, la journée de son départ, une montre en signe d’appréciation.

Norbert Podaire avait négocié le contrat des montres… et avec le budget alloué… et bien ce cadeau donnait l’heure de tous les fuseaux horaires : il suffisait d’attendre une journée et la montre retardait d’un fuseau horaire… une semaine sans correction et vous étiez à l’heure du Désert de la Mort.

Il remercia chaleureusement le président.

Trois jours après, Norbert était à vider son bureau. Vider… disons qu’il ne restait rien depuis une semaine mais il devait transférer ses dossiers au nouveau stagiaire qui allait prendre sa place pour la moitié de son salaire. Il faut être professionnel jusqu’au bout.

Il ne lui parla pas du prototype de nouveau moteur électrique dont il avait fait venir des échantillons. Un fournisseur en Inde, une province perdue du sous-continent indien, une ville oubliée, l’endroit où l’on peut confondre les voltages d’utilisation.

Norbert Podaire, sa corvée accomplie, prit sa boite sous son bras et descendit au département de recherche et développement pour y serrer la main de son copain Lucien Pépin, un vieux de la vieille et toujours d’humeur égale. Un farceur né comme on n’en trouve plus.

 

La veille, Norbert avait laissé, anonymement, sur les bureaux de la directrice et des cinq demoiselles des ressources humaines mais aussi sur celui de l’assistante du président, une boite Vibra-Styl contenant un échantillon du nouveau modèle, le Granville Gravitron, affichant la tête du président de l’entreprise. Même son double menton était reproduit à la perfection!

Nul doute que ces dames considérèrent ce cadeau comme une récompense de leurs bons services. Au bureau… mais aussi dans le petit appartement de fonction du président au-dessus du Perroquet Pascal, le troquet au coin de la rue. Un patron digne de ce nom, un industriel visionnaire, récompense de première main!

 

Le lendemain, Norbert Podaire prenait le train vers Caen et sa nouvelle vie.

Un café dans le village de Clécy, sans patron, sans collègues, sans stress. La normalité de la vie campagnarde. Le charme du Calvados, de ses sentiers, de ses ruisseaux. La paix…

Il ouvrit un quotidien à potins qu’il avait acheté juste avant d’embarquer. En première page, rien de moins! Une épidémie d’hystérie touche la capitale : six femmes conduites aux urgences en un soir. Toutes travaillent pour la même entreprise : on soupçonne le surmenage. Des tremblements convulsifs, une hystérie libidineuse. Une enquête sur les pratiques de cette société sera lancée sous peu. Mort suspecte d’un jeune cadre récemment. Les stagiaires y craignent pour leur santé.

Norbert Podaire ferma le journal : ces femmes sont survoltées, voilà l’explication!

Il prit un petit volume dans son sac : le manuel d’utilisation d’une machine espresso Simonetti 8000. Il devait potasser le sujet avant la réouverture officielle du café. Le café : voilà un sujet qui le faisait vibrer!


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